Les oiseaux ne sont pas des plaques commémoratives

Politique
Nomenclature
Auteur

Denis Lepage

Date de publication

7 novembre 2023

Denis Lepage réplique au texte d’hier par Michel Gosselin. J’ai beaucoup de respect pour ces deux experts de nomenclature, leurs propos font réfléchir. À vous de former ou de modifier votre opinion maintenant! A.D.

Denis Lepage

Je n’ai pas vu à date d’arguments qui me convainquent de vouloir conserver les noms honorifiques.

L’argument de Michel Gosselin sur le fait que la forme « de » n’est pas possessive en français est tiré par les cheveux et rate la cible. Si je dis la maison de Pierre, on comprend bien qu’il s’agit de la maison qui appartient à Pierre. Si je dis la maison de pierre, on doit plutôt comprendre qu’il s’agit d’une maison faite de pierre. Je vois mal comment lire autrement qu’une forme possessive l’emploi des noms propres avec les oiseaux, mais il s’agit de toute façon d’une forme honorifique qui n’a pas sa place, et c’est là le point principal.

Beaucoup trop d’emphase selon moi a été mis dans les médias sur l’aspect des noms associés à des personnes racistes ou problématiques vues selon notre regard contemporain. Peu importe selon moi la valeur ou le mérite de la personne honorée, je ne crois pas que c’est une pratique qui a sa place. Les oiseaux ne sont pas des plaques commémoratives, mais des organismes vivants qui ont évolué au cours de millions d’années sans l’aide des humains. Personne n’a inventé ces oiseaux, ils n’ont fait que reconnaître qu’ils existaient auprès d’un certain public, et de vouloir leur associer le nom d’une personne est carrément une vanité que je ne saurais appuyer. Selon moi, les oiseaux méritent mieux. Je lis beaucoup de littérature ancienne où les noms scientifiques, dont beaucoup partagent les éponymes avec les noms communs, ont été introduits. Dans beaucoup de cas, le principal mérite des gens honorés était d’avoir été dans les bonnes grâces de la personne qui a décidé de publier un nom pour un spécimen. Parfois l’épouse de cette personne (puisqu’il s’agissait presque toujours d’hommes), une personnalité célèbre, un bon ami, le porteur qui les a aidé durant une expédition, une connaissance qui a tué le premier spécimen et l’a fait parvenir à l’auteur, un mécène qui a financé leur expédition, etc. En quoi ces gens méritent-ils davantage notre admiration comparativement aux milliers d’autres personnes qui ont œuvré en conservation ou en recherche depuis des centaines d’années? Quel est vraiment leur mérite?

Certains noms sont des naturalistes accomplis et des précurseurs de l’ornithologie moderne, mais ils avaient aussi souvent le mérite d’être des élites riches qui ont créé les règles du système en leur faveur, et qui jusqu’à un certain point, en ont abusé. À une certaine époque, il y avait une course visant à « découvrir » le plus d’espèces possibles afin de leur assigner un nom et de s’assurer une place dans la postérité. Plusieurs de ces gens étaient d’abord et avant tout des collectionneurs, et ensuite des naturalistes, pour qui trouver des oiseaux était un passe-temps comme celui de collectionner les timbres. Beaucoup de ces oiseaux portant aujourd’hui leur nom étaient connus en tant qu’espèce bien avant que l’on leur donne un nom plus formel selon les règles établies par les européens. Il existe plusieurs cas où des collectionneurs peu scrupuleux créaient des composites de faux spécimens afin de pouvoir leur donner un nom. Si on prend la peine de lire un peu sur Audubon par exemple, on se rend compte que c’est quelqu’un qui cherchait la gloire et qui était prêt à tourner quelques coins ronds au besoin. Ce n’était pas nécessairement un monstre; peut-être qu’il n’était pas plus raciste que les pairs de son époque, mais un humain imparfait, et non pas le héros mythologique que certains aiment imaginer.

Ceux qui défendent les noms honorifiques devraient aussi être en mesure de comprendre et admettre que le principe même est exclusif, mal employé, et rebute une partie de la population. Non seulement ceux qui se sentent exclus de ce système, mais aussi des gens comme moi qui ne pensent pas que c’est approprié pour les raisons expliquées ici. L’argument disant que ce n’est qu’une question qui touche les américains et donc que l’on peu ignorer ne tient pas la route. Quand on y pense un peu, la question des noms honorifiques est la même dans toute les langues. Je n’ai rien contre à priori contre Bonaparte, Ross, Barrow ou Henslow. Lire leur histoire est intéressant, et je comprends que la contribution de certains à notre connaissance d’aujourd’hui est importante, mais je ne pense pas que l’on doive continuer à appeler les oiseaux en leur honneur. Certains ont surtout eu le mérite d’être premiers dans une nouvelle discipline, mais il serait faux de penser que nous serions encore à l’âge de pierre en ornithologie sans eux, alors que tant de personnes beaucoup plus influentes pour la conservation ou la recherche sont restées dans l’ombre, simplement parce qu’elles n’étaient pas impliquées dans le jeu de la nomenclature.

Alors qu’est ce qui reste? Quels sont les arguments qui militent en faveur du statu quo ? Que les gens n’aiment pas le changement, surtout. Au cours de ma vie d’ornithologue, j’ai vécu 2 périodes de changement importantes avec les noms français. La première dans les années 1980 ou les fauvettes et pinsons sont devenus des parulines et des bruants (je suis en fait arrivé peu après, mais ces anciens noms circulaient encore beaucoup). La deuxième dans les années 1990 lorsque la liste mondiale a visé uniformiser les noms globalement. Hirondelle des granges et devenu Hirondelle rustique, Huard est devenu Plongeon, etc. Pour les gens qui à l’époque ont proposé ces changements, le jeu en valait la chandelle. Il y avait de bonnes raisons pour ces changements selon eux (auxquelles je souscris aussi) et ils sont allés de l’avant malgré les défis. La principale différence aujourd’hui est que les opposants ne valorisent pas les arguments proposés, mais ils n’offrent rien selon moi pour expliquer en quoi ces noms sont meilleurs et devraient rester.

Un nom honorifique n’est pas fondamentalement meilleur qu’un nom descriptif. Il n’a que l’avantage d’être déjà établi dans la langue commune. Personnellement, j’aimerais beaucoup mieux utiliser un nom comme Mouette boréale, plutôt que Mouette de Bonaparte, en mettant l’emphase sur un trait caractéristique de l’oiseau (ici son habitat de nidification) plutôt que sur un personnage historique qui n’a somme toute qu’un lien assez faible avec cette espèce.  Charles Lucien Bonaparte n’a clairement pas « inventé » la Mouette portant son nom. Il ne l’a même pas « découverte », ni nommée, voire même étudiée de façon particulière à ce que je sache. En fait, le premier à un avoir attribué un nom à l’espèce selon les règles de nomenclature était George Ord en 1815 (Sterna philadelphia), basé sur un spécimen recueilli près de Philadelphie (avec le nom anglais Band-tailed Tern, suggérant qu’il s’agissait d’un oiseau immature et qu’il pensait qu’il s’agissait d’une sterne plutôt que d’une mouette). L’association de cette espèce avec le nom de Bonaparte revient probablement plutôt à John Richardson en 1831 qui a de nouveau introduit un nom pour cette espèce à partir d’un spécimen provenant du grand lac des Esclaves (une autre histoire intéressante à lire quant à l’étymologie de ce nom!) sans réaliser qu’il s’agissait du même oiseau que celui décrit par Ord 16 ans plus tôt. Richardson lui a donné le nom Larus Bonapartii (Bonapartian Gull en anglais), mais sans expliquer si Bonaparte avec en fait un lien quelconque avec l’oiseau, ni la raison de ce choix.

Dans son texte, Michel Gosselin mentionne que les noms honorifiques sont souvent la solution par défaut pour de nouvelles espèces, après avoir épuisé les autres options, mais cela souligne simplement que se débarrasser des noms honorifiques ne sera pas simple, et non pas que l’on ne doive pas le faire ou que ce soit impossible. Trouver de nouveaux noms qui font consensus ne sera pas facile, ni rapide, et sûrement controversé. Je pense que ça doit être bien fait selon des critères robustes et rigoureux par des gens ayant les connaissances et la compréhension du dossier qui sont nécessaires. Ces critères et principes existent déjà grâce au travail important de Michel Gosselin, Normand David et plusieurs autres, et devront être respectés. Cela doit aussi être accompagné par un travail d’éducation pour expliquer les raisons et le processus, et reconnaître que l’adoption et la transition prendront du temps. La nouvelle génération d’ornithologues apprendra ces noms, et pour eux, cela deviendra le nouveau normal, et peu s’en formaliseront. Avec le temps, on s’habituera tous tôt ou tard à ces nouveaux noms.

Finalement, le fait que le principe visant à changer les noms honorifiques ait ses limites ne devrait pas en soi empêcher d’appliquer graduellement ces changements là où c’est possible. Il est illusoire d’abord de penser que les noms scientifiques changeront pour moment puisque cela demanderait une réforme impensable des Codes de nomenclature internationaux, mais il serait sûrement possible d’encourager les auteurs de nouveaux noms à éviter ces emplois. De la même façon, il y a près de 2000 noms honorifiques en français dans le monde (272 en Amérique du Nord, et environ 37 au Québec en incluant les espèces accidentelles), et ce n’est pas demain la veille que j’imagine qu’ils disparaîtront tous. Quant à changer le nom du continent d’Amérique tel que mentionné par Michel, je n’ai entendu personne proposer que cela devrait être tenté pour des raisons évidentes, mais il est quand même utile de comprendre l’histoire du personnage associé à ce nom, et en même temps de peut-être précisément réaliser pourquoi les noms honorifiques sont souvent problématiques.


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