Les noms des personnes… et des oiseaux

Politique
Nomenclature
Auteur

Michel Gosselin

Date de publication

6 novembre 2023

Dans les noms des oiseaux en langue anglaise, comme dans Wilson’s Warbler, l’élément de liaison « ’s » est exclusivement associé à des noms de personnes.  Cet élément anglais a un sens généralement beaucoup plus restreint que celui de la préposition française « de », par laquelle il est traduit.  Alors que le « ’s » anglais dénote essentiellement la possession, le « de » français, lui, exprime des liens de nature beaucoup plus variée : appartenance, lieu, origine, dépendance, analogie, etc.  Dans les noms français des oiseaux, on voit tout aussi bien « de Darwin » que « de Laysan », « de l’Est », « de jais », « de rivage », etc.  On peut donc comprendre que, dans un nom d’oiseau en anglais, la notion étroite de possession puisse causer un certain agacement – un peu comme si en français on parlait de « la Fauvette à Wilson » ou « du Pinson à Roger ».


Certains des arguments mis de l’avant par la récente mouvance anti-anthroponyme (Bird Names for Birds) peuvent sembler admissibles à première vue, mais ce qu’est exactement un nom d’oiseau irréprochable en anglais n’est jamais défini de façon explicite.  On cite seulement en exemple la simplicité de noms comme « Blue Jay » (Geai bleu), qui serait supposément plus propice à vulgariser la connaissance des oiseaux et leur importance dans l’environnement.

Pour désigner les oiseaux, des termes simples et évocateurs ont existé de tout temps.  Partout, des gens ont créé un vocabulaire local de noms populaires utiles à leurs besoins – sans plus.  Des termes qui discriminaient les sexes lorsque c’était pertinent, et amalgamaient ensemble les formes qu’il était inutile (ou impossible) de différencier.  Ce sont ces termes qui ont servi de matière première au vocabulaire qu’on trouve dans les dictionnaires usuels.

Cependant, dans le contexte ornithologique actuel, on fait face à deux réalités qui se démarquent nettement du simple cadre des noms populaires qu’on vient d’évoquer : 1) la volonté d’avoir une nomenclature la plus uniforme et universelle possible, et 2) la nécessité de suivre la systématique scientifique moderne.  En effet, si ce n’était de cette volonté d’utiliser une nomenclature uniforme, rien n’empêcherait les gens qui sont rebutés par le nom « Audubon’s Oriole » d’employer un autre nom de leur choix – libre à chacun, après tout.  On a jadis répertorié aux États-Unis plus de 130 noms populaires différents pour désigner le Pic flamboyant.

Une première contrainte, donc, apparaît lorsqu’on veut distinguer une espèce, non pas des autres du même patelin, mais de toutes celles du monde entier.  Force est alors de constater que l’immense majorité des 40 espèces de geais des Amériques sont de couleur bleue!  De plus, si on utilise comme grille de travail la systématique scientifique moderne, on se voit confronté à des notions qui étaient inconnues et sans analogies dans la culture populaire.  C’est ce qui fait qu’une espèce cryptique comme le Puffin de Bryan (Puffinus bryani) n’avait été distinguée par absolument personne avant 2011.

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La taxonomie scientifique, développée par Carl Linné il y a deux siècles et demi, visait à uniformiser les concepts et les nomenclatures biologiques dans ce qui était alors la langue de communication scientifique en Europe : le latin.  Un des avantages de la méthode linnéenne avait été de remplacer de longs noms descriptifs par la simple combinaison d’un terme générique et d’un terme spécifique (de forme adjectivale en latin), qui ne devenaient ainsi rien d’autre qu’une étiquette propre à chaque espèce – une étiquette commençant par une majuscule, comme un nom propre.  Cette procédure a été raffinée avec le temps, et elle est actuellement régie par la Commission Internationale de Nomenclature Zoologique.

Au fur et à mesure que l’usage du latin devenait de moins en moins universel, des nomenclatures techniques parallèles se sont développées dans diverses langues européennes, dont le français et l’anglais.  De nos jours, la principale fonction de ces nomenclatures standardisées en langues vivantes est de traduire les concepts zoologiques en termes plus accessibles.  En français, un jalon important a été posé en 1976 par l’ornithologue belge Pierre Devillers, quand il a entrepris de publier son Projet de nomenclature française des oiseaux du monde.  Il avait constaté que la nature binominale des noms d’oiseaux en français (c.‑à‑d., un terme générique + un élément spécifique) est au moins aussi ancienne que celle des noms linnéens, et il l’a identifiée comme étant l’un des principes de base de la nomenclature ornithologique française.  En anglais, même si le vocable binominal est la norme, on admet ici et là quelques exceptions (comme par ex. dans « American Tree Sparrow », qui comporte deux éléments spécifiques).

La partie spécifique du nom d’un oiseau peut être créée de diverses manières en français :

descriptive (par ex., Tyran huppé), onomatopéique (Tyran tritri), biotopique (Tyran des savanes), toponymique (Tyran de Porto Rico), patronymique (Tyran de Cassin), métaphorique (Tyran mélancolique), folklorique (Tyran tête-police), etc.  Une diversité de manières qui s’avère des plus utiles pour traiter des quelque 70 espèces de tyrans, qui se ressemblent souvent énormément!  Ces manières sont d’ailleurs largement analogues à ce qui se fait pour les noms scientifiques.  Techniquement, les noms standardisés en anglais et en français dont on parle ici ont valeur de noms propres, et perdent donc leur sens littéral pour devenir le véhicule d’une toute nouvelle signification.  De la même façon qu’un Jacques Boulanger n’est pas automatiquement un « boulanger », un Tyran des savanes ne tyrannise pas vraiment les savanes! 

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, un spécifique descriptif clair n’est pas nécessairement préférable à un anthroponyme dont la signification reste souvent obscure.  Et ce, pour la simple raison que les adjectifs descriptifs ont généralement tendance à être compris dans leur sens littéral.  Combien de fois a-t-on vu un goéland arborant un cercle noir au bec être automatiquement identifié comme un « Goéland à bec cerclé »!  Par contre, qui sait à qui (ou à quoi) réfère le terme « Bassan » dans Fou de Bassan (?), un nom pourtant très connu, mais dont l’ignorance de l’étymologie ne trouble vraiment personne – l’objectif étant ici de désigner (et non pas de décrire) une espèce (et non pas un individu).

Devillers précisait déjà en 1976 que les « plates et lourdes formules descriptives, surtout celles qui sont précédées de la préposition « à » sont très à la mode dans les nomenclatures anglo-saxonnes et sont censées avoir une valeur mnémotechnique, mais « s’avèrent à l’usage difficiles à retenir dans leur uniformité et leur banalité ».


En général, l’utilisation d’un anthroponyme comme élément spécifique pour une espèce d’oiseau s’est avéré une solution quand aucune caractéristique évidente ne distingue facilement l’espèce de ses congénères.  C’est une situation que l’on retrouve assez fréquemment dans des genres qui englobent de nombreuses espèces d’apparence très semblable (comme pour le Puffin de Bryan, évoqué plus haut).  Les puffins (qui se ressemblent souvent beaucoup) ne sont cependant pas les pires cas : on n’a qu’à penser aux 200 espèces de pics, aux 150 appelées « colibris », aux bulbuls tout aussi nombreux, et ainsi de suite ...

D’ailleurs, on remarque que le recours aux anthroponymes comme élément spécifique s’est accru au fil du temps, justement parce que les espèces découvertes plus récemment ne se différencient souvent que par des traits difficiles (ou impossibles) à percevoir en nature – ce qui explique leur découverte tardive.  

Une des raisons qui favorise le recours à des anthroponymes comme méthode de désignation particulièrement utile est le lien qu’ils ont avec les anthroponymes déjà présents dans les noms scientifiques ou avec le patronyme de l’auteur de ce nom scientifique (et qui y reste textuellement associé selon la recommandation de l’Article 51 du Code International de Nomenclature Zoologique).  Il est bon aussi de rappeler que, règle générale, les personnes évoquées ici sont des gens sans lesquels nos connaissances sur les oiseaux seraient encore essentiellement celles du 17e siècle ...!

Depuis toujours, des anthroponymes sont associés aux choses de la vie courante.  

Des mots comme algorithme, ampère, béchamel, calepin, diesel, jacuzzi, léotard, macadam, mansarde, mécène, poubelle, sandwich, silhouette, watt, etc., etc., étaient tous à l’origine le nom d’une personne.

Le phénomène est excessivement répandu dans le cas des noms géographiques – du fleuve Saint-Laurent jusqu’à la Colombie-Britannique.–   Qui se soucie vraiment de la biographie du Laurent qui a donné son nom au fleuve?  Et en évoquant la Colombie-Britannique, on pense aussitôt à une province canadienne, car il faut un effort de réflexion supplémentaire (et franchement inutile) pour réaliser que le nom est tiré de celui de Christophe Colomb.  Et si on pousse la réflexion plus loin, on constate que le patronyme de ce navigateur italien était en fait le nom d’un oiseau : la colombe. 

Noms communs et noms propres sont enchainés depuis toujours dans un cycle perpétuel.

Comme tout vocabulaire, la nomenclature des oiseaux a d’abord et avant tout une fonction utilitaire.  La Commission internationale des noms français des oiseaux avait énoncé en 1993 les principes qui président à la nomenclature française des oiseaux.  Parmi ceux-ci, on note que : • aucun type de nom (éponymique, géographique, onomatopéique, descriptif) n’est éliminé systématiquement, ni n’est recherché systématiquement; • un nom dont l’usage est ancré ne devrait être modifié que s’il est erroné; et • à condition d’éviter les calques fautifs, il est utile de transcrire ou de traduire en français le spécifique latin ou celui d’une langue étrangère.

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Un argument récemment échafaudé aux États-Unis à l’encontre de la présence d’anthroponymes dans le nom d’un oiseau allègue que quelques-uns d’entre-eux seraient empreints de « colonialisme, de racisme et d’inégalités » (Washington Post, 4 août 2020).  Les seules indications à cet égard viennent de l’examen minutieux des biographies de quelques personnes (examen fait dans le but évident d’y déceler quelque item possiblement répréhensible selon des normes en cours dans les États-Unis du début du 21e siècle).  Un examen qui, s’il était d’ailleurs fait avec la même minutie sur chaque personne et sur chaque arbre généalogique, obligerait sans doute beaucoup de gens à changer leur propre nom de famille!  De plus, si l’on appliquait la même logique à tous les mots, il faudrait immédiatement bannir « juillet » (July) et « août » (August) qui commémorent respectivement Jules César et César Auguste, certainement des parangons de colonialisme sanguinaire.  Et que dire d’Amerigo Vespucci, trafiquant d’esclaves qui a donné son nom à l’Amérique (et donc au Merle d’Amérique) ?

D’ailleurs, personne n’a jamais démontré que la présence d’anthroponymes dans les noms d’oiseaux avait nui, en soi, à la vulgarisation du sujet.  En réalité, le seul fait d’avoir à chercher au plus profond des biographies pour déceler un fait possiblement répréhensible (selon des normes actuelles) montre bien que ce n’est pas là que se trouve, pour les populations marginalisées, un réel frein à l’accès à la connaissance des oiseaux et de leur environnement.  Les inégalités socio-économiques en matière d’éducation et de conditions de vie sont certainement, et de très loin, un facteur limitant l’accès à la connaissance de l’environnement auprès de populations marginalisées, et ce, incommensurablement plus que le nom de l’Épervier de Cooper!  Comme un quart de million d’Américains s’appellent « Cooper », on peine à imaginer que ce mot constituerait un handicap.  Même chose pour des noms comme Wilson, Harris, Lewis, Allen, Nelson, Smith, etc., qui comptent parmi les 100 patronymes les plus communs aux États-Unis.

Ceci dit, il demeure que la notion de possession évoquée par la formulation anglaise en « ’s » peut effectivement présenter des irritants dans cette langue, comme il a été exposé en introduction. 

Mais le phénomène ne s’applique certainement pas aux formulations françaises.

Dans le vocabulaire ornithologique (comme dans tout vocabulaire spécialisé), certaines expressions vont agacer certaines gens au premier abord, et les réactions vont d’ailleurs différer énormément d’une personne à l’autre.  Ceci est d’autant plus vrai si on fait face à un lexique français qui doit attribuer un binôme à quelque 11 000 espèces.  On peut facilement avancer que pipit et kakawi sont des noms plus burlesques ou répulsifs que « Tadorne de Belon » ...

Michel Gosselin

/ XI 2023

Note de l’hôte: J’ai invité Michel Gosselin à publier ce texte ici. J’en profite pour vous inviter à me soumettre des textes. Je me réserve le droit de les publier ou non (et le cas échéant, de les décorer d’une de mes photos). A.D.


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