Une liste honorable

eBird
Birding
Raretés
Tendances
Auteur

André Desrochers

Date de publication

18 novembre 2021

eBird vous offre de nombreux outils pour résumer votre “performance” ornithologique. En termes d’effort - le nombre de listes complètes - mais aussi et surtout, en nombres d’espèces observées. Cela n’a jamais été aussi facile de hausser sa performance, avec les multiples manières de recevoir des alertes d’oiseaux rares, les trucs d’identification et des informations détaillées sur les sites. Armés des dernières nouvelles, il ne reste qu’à sauter dans l’automobile et se ruer vers la dernière rareté, en espérant la voir et même la photographier!

On qualifie souvent ce comportement de cochage, et leurs pratiquants, de cocheurs. Ces termes péjoratifs remontent aux années 1970, sinon avant. Bien sûr, il y a des nuances à faire. Certains observateurs ne sont pas du tout branchés sur les alertes, et se contentent de découvrir eux-mêmes les oiseaux et partager leurs découvertes. Ce sont les patchworkers qui vont souvent fouiller des sites peu explorés, souvent à proximité de leur domicile. D’autres, probablement la majorité, vont “cocher” des oiseaux à l’occasion, mais passeront l’essentiel de leur temps sur le terrain sans but précis, sinon d’explorer de nombreux endroits propices. Enfin, certaines personnes vont favoriser le mode “veille”, vaquant à leurs activités non ornithologiques en temps normal, mais branchés en tout temps et prêts à sauter illico dans leur véhicule dès qu’une rareté se pointe, particulièrement si elle est absente de leur liste à vie ou annuelle. J’ai une certaine empathie envers les cocheurs, étant moi aussi passionné de voir des oiseaux rares et curieux de comparer mes listes d’espèces avec d’autres, sur le portail eBird Québec. En fait, l’esprit compétitif, par-delà la découverte d’oiseaux, est une puissante motivation pour aller sur le terrain, remplir des listes eBird et par conséquent faire avancer la science.

Mais ces palmarès et alertes eBird, ce sont aussi de puissantes invitations à brûler de l’essence. Je me questionne de plus en plus sur la cohérence d’organisations comme Cornell/eBird et leur grandiloquence morale nous enjoignant à réduire nos émissions de gaz à effet de serre, tout en nous encourageant implicitement à parcourir les quatre coins de la région, de la province, voire de la planète, avec ces palmarès de coches.

Certains verraient sans doute d’un bon œil l’abolition de ces fameux palmarès. eBird leur offre quelques options, notamment ne pas dévoiler leur nom, les exclure des palmarès ou encore l’option malicieuse de ne pas générer d’alerte pour des observations rares. Néanmoins les incitations aux excès de kilométrage demeurent, tentant sans doute les personnes préoccupées par les GES d’abandonner eBird. Aucune de ces options ne me plaît, en tout cas certainement pas la dernière! Et si on y allait avec une autre option: un portail eBird qui inclut seulement les oiseaux que les observateurs ont trouvé eux-mêmes ? Des listes honorables, en quelque sorte, pour emprunter l’expression de l’ornithologue passionné de La Pocatière, Claude Auchu (il en parle ici).

Oiseaux courus, oiseaux découverts

Comment déterminer qu’on a trouvé une espèce soi-même? On peut exclure d’emblée ces spécimens qui font la manchette et vers lesquels on se précipite. Par exemple, ce Petit Blongios, appelons-le Charlie, qui fréquente un endroit précis et qui a procuré du plaisir et de la satisfaction à de nombreux observateurs. Ou encore, ce Pygargue empereur qui en a émerveillé ou frustré plusieurs cet été. Une découverte, c’est fortuit, par définition. On peut tout de même inclure les cas où on va dans un habitat prometteur, sans viser un individu, un couple ou un petit groupe précis d’oiseaux. Donc, si vous allez dans une pinède blanche qui a abrité des Parulines des pins dans les années précédentes, et que vous en trouvez une sans avoir eu des directives vers un oiseau précis, je ne perdrais pas de sommeil si vous considériez cela comme une découverte.

À défaut d’interroger chaque ornithologue, est-ce qu’on peut confectionner des listes honorables avec les données eBird? Difficile, mais en gros, oui.

J’ai essayé de la manière suivante. Pour chaque mention d’oiseau depuis 1970 (on parle d’une vingtaine de millions), j’ai déterminé qu’elle était une découverte si l’espèce n’avait pas été observée depuis au moins 14 jours dans un rayon d’un kilomètre du site. Il restait simplement à faire le décompte des découvertes par observateur en associant les mentions aux listes puis aux observateurs partageant ces listes. J’ai fait cela pour chaque année séparément (question de mémoire d’ordinateur). Selon cette approche, 53 % à 65 % des espèces observées par l’ornithologue moyen seraient des trouvailles. Comme on peut voir ci-dessous, les courbes représentant des nombres d’espèces sont assez parallèles, donc la proportion d’espèces découvertes est assez stable depuis 1970, malgré le fait que les ornithologues voient de plus en plus d’espèces chaque année (un fait que je retiens pour un autre billet de blog!).

Nombre d’espèces observées annuellement par les ornithologues au Québec, 1960-2020.

Le palmarès des ornithologues qui ont découvert le plus d’espèces chaque année est assez différent de celui publié par eBird, qui confond toutes les espèces, découvertes ou non. Vous voulez des noms? Je vous en offrirai en janvier 2022 lorsque toutes les données de 2021 seront disponibles!

J’en conviens, le calcul que je vous présente (14 jours, 1 km) est assez grossier et j’imagine que plusieurs parmi vous auraient d’autres manières de calculer les nombres d’espèces découvertes. Une des principales difficultés est que dans le cas d’espèces rares, de nombreux sites sont souvent créés sur eBird pour le même oiseau. Et ce n’est pas tout car souvent, il faudrait lire vos pensées ! Par exemple, vous vous trouvez à un site où la veille on a découvert une rareté dont vous n’étiez pas au courant et vous l’observez. Quant à moi, vous l’avez “découverte” mais on pourrait débattre de cela. En Angleterre, où le birding est extrême, certains ont poussé la réflexion très, très loin pour déterminer si une coche est vraiment “honorable”.

Quoi qu’il en soit, en publiant des listes honorables plutôt que des mesures reflétant vos distances parcourues en automobile ou en avion, Cornell/eBird ferait un grand pas vers la cohérence entre son discours environnemental et les comportements polluants encouragés par ses portails. Qu’en pensez-vous? Je suis curieux de vous lire dans la section commentaires ci-dessous.


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Commentaires originaux

Philippe Hénault 18 novembre 2021

Les compétitions de MRC sont une bonne façon de garder la compétition en vie tout en gardant la consommation d’essence au minimum ! Possiblement qu’Ebird pourrait encourager ce type de compétition en favorisant les alertes locales (en mettant le nombre de kilomètres par rapport à sa position par exemple ou en classant les alertes en ordre croissant de distance par rapport à sa position sur la page d’alertes).

Par contre, je crois qu’il faut également nuancer la consommation d’essence individuelle de chaque ornithologue. Par exemple, si un ornithologue ne voyage plus en avion et préfère rester au Québec pour cocher le plus possible, c’est probablement gagnant au niveau environnemental.

David Turgeon 19 novembre 2021

L’idée de la création d’une liste honorable mijote dans ma tête depuis longtemps. Je pense qu’il est grand temps que l’on encourage les défis ornithologiques à faible émissions de gaz à effet de serre, comme les listes honorables, les listes de cour, les listes dans un rayon de 8km et les listes d’espèces observées en utilisant des moyens de propulsion humaine (marche, vélo, raquettes, etc). Il nous manque une plateforme pour comparer ces résultats de listes. C’est l’honneur de se retrouver en tête de top 100 qui pousserait les ornithologues à faire changer leur mentalité.

André Desrochers 19 novembre 2021

@David Turgeon – Je vais tenter de faire ma part dans le site we Tendances Ornithologiques du Québec, dès la publication des nouveaux rapports saisonniers prévue en décembre. Plus précisément, dans le tableau des observateurs, je compte remplacer la colonne présentant le nombre total d’espèces par une colonne présentant le nombre d’espèces trouvées par l’observateur, selon le critère du 14 jours/ 1 km (ou un autre si on me fait une meilleure suggestion).
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Danielle Bussières 22 novembre 2021

Je trouve pour ma part très gratifiant de trouver une espèce par soi-même et, dans ce sens, j’aime bien l’idée d’une liste honorable. Cependant, dès qu’on parle d’observations limitées à un rayon de 1 ou 8 km par exemple, plusieurs MRC partent perdantes, n’étant pas sur une voie de migration ou manquant de certains types d’habitats.
De plus, nous ne sommes pas tous des observateurs de 30 ans d’expérience. Si je veux, par exemple, voir des oiseaux pélagiques, je n’ai pas d’autre choix que de parcourir des kilomètres pour aller les admirer et ce, jusqu’à ce que j’en ai vu suffisamment pour les reconnaitre par moi-même.
Je remarque aussi que de plus en plus d’observateurs ont des véhicules électriques et leur nombre devrait augmenter. Il faudrait peut-être en tenir compte car ça devrait aider à diminuer notre empreinte énergétique.

Louis Imbeau 19 novembre 2021

Au lieu d’utiliser ebird pour savoir où sont les oiseaux rares et où se retrouvent les hotspots d’observation, j’aimerais que plus d’observateurs utilisent les cartes pour voir où il y a absence de données. Voilà où vous ferez nécessairement des découvertes honorables et où votre liste sera la plus utile pour ajouter à nos connaissances!

Jonathan Fréchette 19 novembre 2021

Merci, belle réflexion sur la pratique du loisir. Par curiosité, est-ce que votre analyse a démontré si les observateurs habitant dans des régions éloignées ou peu habitées performent mieux dans le jeu des listes honorables comparé aux observateurs habitant en région peuplées comportant un plus grand nombre d’observateurs? J’aurais tendance à penser que ces derniers profitent davantage du système d’alertes.

André Desrochers 21 novembre 2021

@Jonathan Fréchette – Je n’ai pas fait cette comparaison mais je trouve l’idée intéressante – un beau projet pour une journée sans événement de l’hiver qui s’en vient trop vite!

Alexandre Anctil 23 novembre 2021

Je pense que c’est probablement le cas. Quand j’habitais à Chibougamau, je trouvais 99% des oiseaux de ma liste… il n’y avait pas d’autres observateurs. À Québec, avec les enfants, le travail, etc, on finit par visite les secteurs les plus près pour gagner du temps, sans compter que les habitats naturels sont plus limités. Tout le monde fini donc par aller observer aux mêmes endroits… difficile d’être le premier à voir une espèce dans un rayon d’un km en 14 jours dans ces conditions.

André Desrochers 24 novembre 2021

@Alexandre Anctil – En effet, mais c’est une autre manière de dire que nos observations sont davantage redondantes quand on va tous aux mêmes endroits, malgré toute notre bonne volonté. Je suis très en faveur de ce que @Louis Imbeau propose: faire un effort explicite pour explorer de nouveaux lieux.

Alexandre Anctil 24 novembre 2021

@André Desrochers, je suis tout à fait partant. On peut compter sur toi pour nous sortir une carte des « trous de données » autour de Québec? Honnêtement ça serait motivant de pouvoir mettre cette carte à jour en réduisant toujours plus les zones sans données.

André Desrochers 24 novembre 2021

@Alexandre – Je vais voir ce que je peux faire. Genre une carte interactive présentant une palette de couleurs en fonction de l’intensité

Robert Allie 21 novembre 2021

Très intéressant, je dirais que je suis un «régulier» qui ne cour pas trop les raretés. Il est amusant de voir que Claude Auchu revient brièvement sur ce sujet dans le courrier des lecteurs de QuébecOiseaux de décembre 2021.

Eric Lachance 22 novembre 2021

Wow, très belle analyse et réflexion. La façon que vous proposez semble équitable et mieux c’est certain. 14 jours/1 km éviterait des duplications d’observations. Il faut penser effectivement à la nature et aux oiseaux aussi. Pour ma part, les listes font en sorte que les gens en voulant eux aussi avoir leurs photos pour leurs minutes de gloire, se précipite sur ces lieux et sont prêts à tout pour avoir une meilleure photo. J’ai malheureusement été témoin de gens rassemblés très prêt autour d’un nid de paruline flamboyante. Ebird devrait publier les endroits d’observations seulement dans son rapport annuel. Mais les réseaux sociaux vont malheureusement toujours diriger les gens vers l’oiseau qui a été aperçu. Donc il y aura toujours plus d’observations rapportés que d’oiseaux observés.

Bernard Tremblay 22 novembre 2021

Je trouve que les effets du « cochage » sur les émissions de GES est exagéré. A mon arrivée au Québec (en Montérégie) j’ai voulu augmenter ma liste d’ espèces en allant observer des oiseaux rare. Le nombre d’observateurs sur ebird se chiffrait en moyenne à environ 50 cocheux par rareté. Cependant, il faut considérer que la population métropolitaine de Montréal est de 3,000,000 ! Sans compté qu’une rareté est observée approximativement aux 2 semaines. Je pense qu’il faut laisser les ornitologues décider s’il émettent trop de GES. Je trouve que l’idée d’une liste honorable est bonne mais je ne pense pas que ebird devrait changer son système d’alertes. Personnellement, je n’ai plus autant de satisfaction à cocher une espèce qui a été découverte par un autre ornitologue surtout si l’oiseau est loin de chez moi. Il est vrai que le système d’ alertes ebird encourage le cochage et peut devenir addictif mais ce n’est pas une raison pour l’ abolir.

Samuel Denault 23 novembre 2021

Dans le numéro d’octobre 2021 de la revue Birding, Noah Strycker (qui a déjà fait un Big Year mondial de 6042 espèces) a fait un exercice un peu dans cet esprit. Il a sorti les statistiques des « county » les moins couvertes par les ebirders. Et il s’est rendu dans le comté de Martin au Kentucky qui détenait la palme de celui avec le moins de listes ebird. La contribution devient alors subitement significative! Néanmoins, il reste intéressant de constater que même à Montréal, les ornithos ont redécouverts leur territoires et la façon d’y chercher des oiseaux dans les deux dernières années, même si l’effort historique était pourtant immense.